J’ai peur, le couloir est sombre, c’est un tunnel vers l’oubli où résonnent les ventilateurs comme des soupirs mécaniques, les battements du cœur d’un monde qui a depuis longtemps cessé de battre. La chaleur, complice discrète, s’infiltre dans chaque chambre, elle suinte des murs comme un poison lent. Il est là, parmi ces silhouettes égarées, ils sont là, figés dans un temps suspendu, les yeux rivés sur le néant, une bouche ouverte dans un appel muet, un cri étouffé par le vide qui les entoure. Une larme solitaire trace sa route, goutte de vie résiduelle sur une joue autrefois rosie par la chaleur du sang, aujourd’hui glacée par l’attente. Et les autres, ces âmes décomposées, échouées sur des fauteuils, spectateurs absents d’une télévision qu’ils ne voient même plus. Ils sont perdus, fixés dans une boucle temporelle où chaque seconde s’étire en une éternité. Pendant ce temps, le personnel, épuisé et indifférent, s’octroie une pause sur la terrasse, là où la canicule fait son œuvre. 25 degrés, dites-vous ? Et bien, c’est assez pour faire pleurer, délirer et réclamer des fantômes. Ils font peur, ces êtres qui étaient jadis des hommes, des femmes, des pères, des mères, aujourd’hui réduits à l’état d’épaves humaines, et ils flottent encore dans une mer d’oubli où même Dieu, lassé, a fini de détourner les yeux. Et cette odeur… un parfum capiteux de déchéance, mélange de déjections et de pisse tiède, imprégnant chaque recoin de la salle commune. Ici, la dignité a fait ses valises depuis longtemps, laissant derrière elle des corps sans force, des bébés sans famille, attendant désespérément que la vieillesse cesse de les tourmenter et que la mort les prenne enfin dans ses bras. Les tableaux noirs accrochés aux murs délabrés sont muets depuis des lustres, les craies abandonnées, tout comme eux, dans ce mouroir où l’on distille chaque matin un peu plus de désespoir, cette amertume collective qui leur refuse tout – tact, respect, bienveillance, amour ou discrétion. Tout leur a été retiré, sauf cette ultime attente : celle de la mort, unique échappatoire à ce cimetière de douleur. Alors, merci pour eux, vraiment, merci aux décideurs, à cette politique qui a réussi l’exploit de transformer l’accompagnement de nos aînés en une farce grotesque, un désert aride où la souffrance règne en maître. Il fut un temps, vous souvenez-vous, où prendre soin de nos aînés n’était pas une affaire de chiffres, mais une valeur centrale, un pilier de notre humanité. Mais je doute que la mère de Norcam Leuname ou son père vieillissant finissent un jour ici, parmi ces âmes errantes. Non, eux ne connaîtront pas ces lieux où la mort elle-même hésite à entrer. Ils sont à l’abri, protégés par un rempart d’argent, tandis que les autres, les oubliés, sombrent dans cet abîme que nos impôts, si généreusement prélevés, ne se soucient plus de combler.